jeudi 10 décembre 2009

LES BULLES ALEXANDRINES ET LA STRUCTURE FONCIÈRE

L’un des évènements les plus instructifs quant à l’importance du long terme dans la question agraire en Amérique latine est la promulgation en 1493 des bulles du pape Alexandre VI. Celui-ci, en tant que représentant de Dieu sur la terre, était légitimé, aux yeux des monarchies européennes, à leur transmettre la propriété foncière (il n’y avait pas unanimité dans le monde catholique sur cette reconnaissance de la propriété par le pape, ou, plus exactement, sur la possibilité que l’homme soit propriétaire de la terre : déjà, Saint Thomas se demandait si l’homme pouvait posséder le ‘domaine naturel’ de choses qu’il n’a pas créées et dont il ne peut modifier la nature ; voir Renoux-Zagamé, 1985). Les bulles attribuèrent aux couronnes d’Espagne et Portugal la propriété des « terres découvertes ou à découvrir », à l’Ouest d’une ligne déterminée. Ces bulles ont été promulguées les 3 et 4 mai 1493, c’est-à-dire très peu de temps après que Christophe Colomb soit revenu de son premier voyage en jetant l’ancre à Lisbonne le 4 mars 1493 : étant données les délais de l’époque pour communiquer de Lisbonne à Rome, le pape a réagi extrêmement rapidement aux découvertes de Colomb, ce qui indique l’urgence ressentie de jeter les bases de la constitution de la propriété foncière dans les terres découvertes par l’amiral génois. Il faut dire aussi que le pape voulait aussi arbitrer sans délai le conflit de souveraineté sur ces territoires entre les couronnes (qui fut finalement réglé par le traité de Tordesillas du 7 juin 1494).

Les bulles ont déterminé une fois pour toutes les conditions de la fabrication de la propriété foncière en Amérique latine (voir une explication très enrichissante de la fabrication de la propriété dans le travail de Joseph Comby, « la gestation de la propriété », disponible sur www.comby-foncier.com, excellent site pour les intéressés par une approche du foncier dégagée des mythes et des modes) : la terre est propriété de l’État (colonial, puis républicain), qui l’attribue aux individus selon ses propres critères.

Les bulles ont ainsi instauré en Amérique latine la fabrication de la propriété par le haut, par l’État propriétaire. Il y avait une autre solution : partir des droits existants, sans donner formellement à l’État un rôle omnipotent. Ce fut par exemple l’option des Anglais dans leurs colonies américaines (rappelons que Manhattan a été acheté, pour quelques monnaies, par les Hollandais –dont les droits fonciers ont été reconnus ensuite par les Anglais- au groupe précolombien qui s’y trouvait). Ils ont, ainsi que le gouvernement des Etats-Unis après l’Indépendance, reconnu les droits fonciers des occupants, formellement tout au moins, même si cette reconnaissance s’exprimait par des paiements moins que symboliques, ou des traités iniques avec les nations indiennes. Et les terres publiques ainsi obtenues ont été rapidement transférées à des propriétaires privées, par différentes lois. Mais dans l’Amérique hispanique ou portugaise, le silence des bulles à ce sujet a abruptement remplacé les droits des peuples sur leur territoire par celui des couronnes, liquidant toute possibilité de la formation de la propriété à partir de la reconnaissance des droits de leurs occupants lors de l’arrivée des Espagnols et Portugais..

Trois conséquences pour la propriété foncière actuelle : concentration, précarité, existence d’une proportion importante de terres publiques

Depuis 1493, la propriété foncière se forme en Amérique latine par le transfert à propriété privée de portions déterminées du domaine public (constitué par les biens de la Couronne, puis de l’État républicain après l’Indépendance), par deux voies :

# l’une correspond aux formes légales spécifiques de chaque période historique (merced coloniale, vente de baldíos (terrains publics) par l’État républicain, réforme agraire, etc…) ;
# l’autre comprend différentes modalités formellement illégales (occupation, invasion, concussion, assassinat, etc.) qui ont été (et le sont encore) généralement régularisées ensuite sous une forme légale ad hoc (depuis la composición coloniale jusqu’aux différents programmes de régularisation foncière mis en œuvre au Venezuela à partir des années 1970).

Les conséquences de cette formation de propriété marquent la question agraire actuelle en Amérique latine :

• L’attribution de titres fonciers par l’État colonial, puis républicain, fut limitée aux groupes très peu nombreux qui avaient accès à l’administration. Les données présentées par Salgado (1996) pour le Honduras indiquent une moyenne annuelle de 14 titres, pour la période 1600-1949. Au Venezuela, cette moyenne est de 13,3 titres entre 1821 et 1958 (Delahaye 2001) ; il n’existe pas de données exhaustives pour l’époque coloniale. Cela explique la concentration de la tenure dans ces deux pays, qui se retrouve dans presque toute l’Amérique latine, avant les réformes agraires mais, parfois, après.

• En général, la formation illégale de propriété est quantitativement plus importante que la formation légale, d’où la précarité qui marque une importante proportion des droits fonciers. Cette précarité facilite le contrôle de la propriété par les acteurs les mieux « branchés » au niveau national ou régional, qui ont accès à l’information et aux recoins des administrations, au détriment des plus humbles.

• D’autre part, la formation de la propriété privée est incomplète : plus de la moitié de la superficie des exploitations agricoles (SEA) au Venezuela appartient à l’Institut de Terres et Développement Agraire (INTI), chargé de la réforme agraire (Delahaye 2003), c’est-à-dire qu’elle reste publique, ce qui cause de nombreuses indéfinitions sur les droits de propriété tout en favorisant une nouvelle fois les agents sociaux qui ont un accès plus facile à l’information et à l’administration et peuvent de ce fait l’occuper plus ou moins légalement.

Les bulles alexandrines ouvrent d’autres pistes pour la réflexion : l’une d’entre elle concerne la transformation de la terre en marchandise, ses modalités et ses conséquences. Ce sera le thème du prochain blog, qui s’appuie sur la lecture d’un économiste perspicace, Karl Polanyi, découvert un peu tardivement par les chercheurs sur le foncier, peut-être du fait de ses propositions qui évitent les chemins battus par les différentes écoles qui prônent ou non la réforme agraire.

Comby, Joseph. 1996. “La gestation de la propriété”. Site www.comby-foncier.com
Delahaye, O. 2003. La privatización de la tierra en Venezuela desde Cristóbal Colón: la titulación (1493-2001). Caracas, Fondo Editorial Tropykos.
Delahaye, O. 2001. Políticas de tierras en Venezuela en el siglo 20. Caracas, Fondo Editorial Tropykos.
Renoux-Zagamé, M. F. 1985. Du droit de Dieu au droit de l’homme : sur les origines théologiques du concept moderne de propriété. Revue ‘Droits’ (1) :16-31.
Salgado, R. 1996. La tenencia de la tierra en Honduras, dans Baumeister et al., El agro hondureño y su futuro. Tegucigalpa, éd. Guaymuras.

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